CONNAISSEZ-VOUS MON DEALER?

CONSO

Il est le premier d'entre tous, le sponsor de mes moindres efforts. Il a pignon sur rue, fait de la pub à la télé et prend même la carte bleue, le saint homme.

Jeudi matin, 8 h 45, réveillé par le manque. La bouche pâteuse, l’oeil bridé, l’angoisse qui monte. Coup d’œil dans la boîte noire, au-dessus du réfrigérateur. Plus rien. Je ne l’ignore pas. Je vérifie simplement une dernière fois, incrédule, acculé. Comment c’était avant ?

Le monde paraissait plus gris, plus simple aussi. Dans le miroir, les stigmates s’accentuent. Les dents jaunes, le teint gris. J’ai tellement abusé des mélanges que je ne sais plus ce qui joue le plus. Je ressemble au fils caché de Béatrice Dalle et de Joey Starr. J’ai besoin d’un détartrage. Ma machine aussi. Je me brosse les dents, à quoi bon. Autant gober un Xanax après une ligne de Coke. J’enfile un pull couleur café. Une paire de Converse. J’empoche mon portefeuille, vérifie que j’y trouve bien ma carte de fidélité, je dévale les escaliers, passe devant une boulangerie. Pas faim. M’engouffre dans le métro.

G. McNess ne plaisante pas. Je le sais. Il n’ouvre qu’à 10 h 00. D’autres dealers, à chaque coin de rue. Paris. La profusion et le manque de qualité. Richard Express, Starbucks Ultrablack, Colombus Oversized… J’ai essayé. J’en suis revenu. En manque, mais pas à ce point-là. J’ai l’addiction exclusive.

Dix minutes de métro, sept minutes de marche. J’arrive en bas de l’immeuble, rue du Bac. Mon dealer vit mieux que moi. A 30 centimes la dose, il y a de quoi s’interroger. Il fait dans le Mass Business, à ce qu’il paraît. Une porte vitrée. Je croise le premier client. Il sort, l’air soulagé. J’entre dans l’immeuble. Derrière la porte, un rabatteur. Il m’indique la file d’attente et les quinze minutes de queue. Il connaît son affaire, il est rodé, on lui a promis qu’il monterait en grade. Pas de pourboire. Manquerait plus que ça, c’est la crise après tout. Devant moi un couple de jeunes du quartier. Doudounes Moncler, baskets écologiques, casques de scooter. Il fut un temps, moi aussi, je venais en scooter. Mais je me le suis fait voler. Je crois que c’était un rabatteur. En tout cas, on ne devrait pas venir en couple chez son dealer. Trop risqué, pas galant. Le trafic de drogue, ç’est plus ce que c’était.

"Choisis moi-même mon degré de défonce"

Dans la file d’attente, tous âges, toutes CSP ou presque, McNess ne fait pas non plus dans le social. Des camés de longue date, teint jaune et dents grises, ou l’inverse. Et puis des novices, des tout frais, des puceaux de la came. Ceux-là, ils passent devant. A la demande d’un rabatteur, l’un d’eux me grille la priorité. Je ne lui en veux pas. Il se laisse faire, intimidé. J’ai plutôt envie de l’attraper par la manche et de lui dire de se barrer, tant qu’il est encore temps. Je ne le fais pas. Chacun sa merde. Une rabatteuse me propose un échantillon pendant que la file d’attente réduit doucement. Caféine à 16 %, colombienne ou guatémaltèque, me souviens plus. J’ingère. Pas mal. Capsule rose. A retenir. Meilleur qu’à la maison en tout cas. Jamais compris pourquoi.

Le puceau est dans l’alcôve avec une rabatteuse. Elle lui propose le dernier bang de chez Krups. Automatique. Petit ou grand shoot. Selon les besoins. Moi j’ai un bang manuel. Plus authentique. Choisis moi-même mon degré de défonce.

Dernière illusion de liberté. Le puceau veut le bang chromé. Je l’observe. Il ne sait pas ce qu’il fait. On le bichonne, maintenant, mais quand il sera rentré avec son bang, plus moyen d’aller chez la concurrence. Il fera la queue comme tout le monde. On est tous passés par là. On était tous consentants.

"Comme si Al Capone lui-même vous vendait une caisse de Whiskey."

Ma dose gratuite m’a fait du bien. J’en veux trois cartouches. On dit cartouche, comme pour les cigarettes. Mais on n’est pas à Barbès. Le décor est sympa. Quinze minutes d’attente. Le rabatteur avait vu juste. La porte qui mène à l’arrière-salle s’ouvre soudain. G. McNess. Lui-même. Il paraît qu’il vient faire un tour chez ses différents revendeurs. Il se met à la caisse. Histoire de faire plaisir aux clients. Illusion de proximité. Comme si Al Capone lui-même vous vendait une caisse de Whiskey.

C’est mon tour. J’avance vers la caisse. J’ai sorti ma carte de fidélité. Bonjour, il me dit. Salut, je lui réponds. Il prend ma carte, la scanne. Je suis intimidé, même après trois ans de toxicomanie. Je vous écoute, il me dit. Je réfléchis. Un arpeggio, deux livanto, deux cosi, trois roses, là, je fais en pointant du doigt les capsules derrière lui, et puis quatre voluto. Je me penche vers lui. Et je murmure à son oreille : Et puis, un ami m’a dit que vous en aviez de la « spéciale », c’est vrai ? Il hoche la tête et cligne d’un œil. Alors deux, je dis.

Il enfourne tout ça dans un sac. Me regarde avec un grand sourire. Me demande : What Else ? Il doit faire le coup à tout le monde, mais je lui répond quand même : Ah oui, faut pas que j’oublie, j’ai aussi besoin d’un détartrage.

Dessins : Blancafort

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